Yuval Noah Harari : "Dans le futur, l’homme devra se réinventer tous les dix ans"

Pour la première fois dans l’Histoire, on ne sait pas quelles compétences seront nécessaires dans le futur. On sait seulement que le marché de l’emploi sera très volatile. Vous devrez vous réinventer tout le temps, c’est la compétence la plus importante à apprendre, plutôt que maîtriser le codage, ou acquérir d’autres compétences techniques.

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Beaucoup le désignent comme l’un des penseurs les plus influents de notre époque. Il en agace d’autres. À 43 ans, le professeur d’histoire israélien Yuval Noah Harari a vendu près de vingt millions d’exemplaires de ses livres (Sapiens, Homo Deus et 21 Questions pour le XXIe siècle, chez Albin Michel), dans cinquante langues. Parcourant le monde pour y partager ses visions de l’avenir, il est persona grata dans la Silicon Valley, mais lu en Chine et en Russie.

Quand nous rencontrons l’auteur dans un grand hôtel de Lausanne, il est venu participer à une conférence universitaire. Affable, il répond à nos questions avec simplicité et passion, mais garde la distance du professionnel. Couvé par un staff de onze personnes, que dirige avec dextérité son mari, qui est aussi son agent, il se rend accessible car il croit en l’importance des enjeux qu’il soulève. Son humilité semble authentique, sans doute cultivée par la méditation, qu’il pratique quotidiennement. Que l’on soit d’accord ou pas avec lui, l’ampleur et la cohérence de sa vision sont un puissant outil pour penser notre futur et celui de la démocratie.

Madame Figaro. - Quelle était votre intention en écrivant votre premier livre, Sapiens : une brève histoire de l’humanité, toujours en tête des ventes?

Yuval Noah Harari. - Je voulais raconter l’histoire de l’humanité du début à la fin de façon accessible, pour un grand public. Dans la plupart des écoles et des pays, les gens entendent parler de leur histoire nationale, de leur culture, mais le monde qui est le nôtre a besoin d’une perspective globale. La Chine a environ cinq mille ans, les pays d’Europe, environ mille, mais les êtres humains ont des millions d’années et nous avons besoin d’une vision d’ensemble pour entrer bien équipés dans le XXIe siècle.

Pensez-vous toujours que l’humanité est proche de l’extinction ?

Je ne pense pas à une catastrophe où tout le monde va mourir. L’intelligence artificielle (IA) ne va pas causer la mort des gens, mais plutôt transformer des segments de l’humanité, l’augmenter… De la même manière que nous sommes différents de l’homme de Neandertal, les hommes dans cent ans seront différents de nous. Je vous donne des exemples : nous sommes des composés organiques, et l’une de nos caractéristiques de base, c’est que toutes nos parties doivent être à un même endroit au même moment pour fonctionner. Mais une fois que l’on découvre comment connecter le cerveau et un ordinateur directement, cette idée n’est plus inévitable. Vous pouvez avoir une main bionique, ailleurs, dans un autre pays ou sur une autre planète, et sentir cette main. On pourra avoir plusieurs corps, plusieurs avatars, étendre nos sensations à l’instar des chauves-souris, qui s’appuient sur l’écholocalisation, ou des serpents, qui peuvent sentir les champs électromagnétiques.

Vous parlez de réinventer l’éducation. Pourquoi ?

Parce que, pour la première fois dans l’Histoire, on ne sait pas quelles compétences seront nécessaires dans le futur. On sait seulement que le marché de l’emploi sera très volatil. Vous devrez vous réinventer tout le temps, c’est la compétence la plus importante à apprendre, plutôt que maîtriser le codage, ou acquérir d’autres compétences techniques. Il vaut mieux savoir comment garder une flexibilité mentale jusqu’à un âge avancé. Si on n’a plus besoin de chauffeurs, parce que les véhicules se conduisent seuls, mais qu’on a besoin de professeurs de yoga, il faut savoir changer un peu sa personnalité pour passer de l’un à l’autre. Et ce changement, il faudra peut-être le faire non pas une fois, mais tous les dix ans.

Mais acquérir des connaissances, c’est utile en soi pour le cerveau… Il y a une grande différence entre acquérir une compétence et développer une connaissance plus large du monde. Apprendre le chinois peut devenir moins pertinent parce que Google Trad va tellement s’améliorer qu’on aura de moins en moins besoin de connaître les langues. Mais apprendre une autre langue peut changer votre façon de comprendre le monde, et ça, c’est toujours très pertinent. Connaître par cœur la date de la bataille d’Azincourt, c’est obsolète, mais avoir une appréciation profonde de ce qu’est l’Histoire, et du fait que ce que nous prenons pour naturel est en réalité le résultat d’un processus historique, va rester extrêmement pertinent.

L’autorité est en train de passer des humains aux algorithmes… Que faire?

La première étape, c’est d’établir des connexions plus solides entre la politique et les sciences. Les politiciens et les citoyens doivent mieux comprendre la science, et les scientifiques doivent saisir leurs responsabilités politiques. Pas besoin de faire une thèse, mais il faut saisir la dynamique du changement climatique et du pouvoir potentiel de l’IA. Les gens qui disent des choses comme «Quelle importance si la température monte de 2 °C, il fera juste un peu plus chaud» ou «L’IA ne sera jamais capable de remplacer l’intuition humaine» ne comprennent pas l’ampleur des défis face à nous. Quant aux scientifiques, surtout quand ils développent une nouvelle technologie, je les exhorterais à penser au(x) politicien(ne)s dont ils ont le plus peur, dans le monde, et à se demander : qu’est-ce qu’il ou elle ferait avec la technologie que je suis en train de développer ? Depuis la nuit des temps, Socrate, Jésus et Bouddha ont conseillé aux gens de «se connaître soi-même». Sauf qu’à l’époque il n’y avait pas de concurrence. Au moment où vous lisez ces lignes, les gouvernements et les entreprises ambitionnent de vous hacker. S’ils arrivent à vous connaître mieux que vous-même, ils peuvent vous vendre ce qu’ils veulent, que ce soit un produit ou un politicien.

Vous alertez beaucoup sur la responsabilité des géants de la Silicon Valley, dont les inventions affaiblissent la démocratie. Pourtant, ils vous traitent en héros. Pourquoi?

Au départ, dans les années 1990, la plupart d’entre eux avaient une vision naïve : «Avec Internet, on va connecter tout le monde et diffuser la liberté et la vérité, ce sera le paradis.» Ça donne de bonnes choses mais aussi des conséquences négatives : les médias traditionnels déclinent, les fausses informations et l’extrémisme se répandent, de même que les outils de surveillance de masse. Ces entrepreneurs s’en rendent compte. Ils montrent leur intérêt, pour moi, mais aussi pour des philosophes, des critiques sociaux : ils veulent acquérir une meilleure compréhension des conséquences de cette révolution.

Pourquoi dites-vous qu’en ce moment les pays passent à côté des vraies questions à se poser, en s’intéressant trop à l’immigration, par exemple?

L’une des raisons pour lesquelles il y a une telle attention sur l’immigration est que c’est un problème que les gens peuvent comprendre, tandis qu’ils ne peuvent pas comprendre l’IA. Souvent, en politique ou ailleurs, les humains ne parlent pas de ce qui est important, mais plutôt de ce qu’ils comprennent. Les mouvements politiques extrémistes s’adressent à nos émotions les plus basiques : la peur, la haine, la colère… Enflammer les gens sur l’immigration, en jouant avec l’idée de la destruction de notre culture. Tout le monde a des émotions très fortes à ce sujet. Mais si vous parlez de quelque chose de beaucoup plus important, comme la régulation de la data surveillance, la plupart des gens ne comprennent pas. Je pense que c’est important que cela entre dans le débat public. C’est la responsabilité des scientifiques.

Est-ce aussi votre responsabilité ?

C’est une partie de mon travail de passer le message. À qui appartiennent mes données médicales, mon ADN ? Est-il légal que Google, que le gouvernement y aient accès ? Un employeur ou une compagnie d’assurances ? Ça a déjà des conséquences : quand vous demandez un prêt à une banque, dans beaucoup de pays, le dossier n’est pas étudié par des humains, mais par des algorithmes, qui ont des données incluant celles de votre compte Facebook et de votre opérateur téléphonique… Pour un entretien d’embauche, on s’appuie de plus en plus sur la technologie, qui analyse les expressions faciales, le langage du corps, on développe un programme pour savoir si les gens mentent, grâce à la pression sanguine que l’on peut mesurer à distance en regardant un visage. Est-il légal d’utiliser cette technologie dans une négociation, afin de prendre l’avantage ? Tout cela devient une réalité et, à la fin, c’est un problème politique.

Pensez-vous que les gens, en réalisant ce qui est en jeu, vont cesser d’utiliser les smartphones et les réseaux sociaux?

Non. Ce n’est pas le rôle des individus. Ça doit être la responsabilité des gouvernements. La plupart des gens ne peuvent pas arrêter d’utiliser des smartphones ou les réseaux sociaux parce qu’ils dépendent trop de ces systèmes. Souvent votre employeur vous oblige à les utiliser, et si vous arrêtez, vous perdez votre travail. Si vous êtes un ado et cessez d’être sur les réseaux sociaux, vous allez souffrir d’isolement social. Par ailleurs, ces technologies apportent beaucoup de grands bénéfices. Je recommande absolument aux gens de se déconnecter de temps en temps. Au moins vingt-quatre heures par mois, idéalement une semaine ou plus chaque année. Mais une déconnexion totale n’est pas réaliste. C’est donc aux gouvernements de réguler ces technologies efficacement, afin qu’elles bénéficient aux gens et pas à une petite élite. La clé, pour prévenir la création de dictatures digitales, c’est de réguler la propriété des données, qui sont en train de devenir la richesse la plus importante au monde.

Est-il vrai que vous n’avez pas de téléphone ?

Pas tout à fait, car mon mari a un téléphone, donc on peut me joindre comme ça. Mais un téléphone, c’est une telle distraction ! Je pense que si j’avais un smartphone, je n’aurais pas pu écrire mes livres.

On dit que vous et votre mari aimez regarder des séries. Lesquelles ont votre préférence ?

Oui, c’est l’un de nos passe-temps favoris après une dure journée de travail. Depuis un an, nos séries préférées ont été Black Mirror, Rita, The Crown, Please Like Me etDear White People. Ce que j’y cherche n’est pas seulement du divertissement, mais aussi une vision sur la vie.